mercredi 21 avril 2010

Philippe Risoli est en fait le chef des franc-maçons


Deux filles en maillot de bain sont assises contre un mur, l'air maussade. Leurs gestes sont mécaniques et à chacun de leurs mouvements se produit un grincement sonore.


*la fille de droit souffle dans une trompette*

-Je ne peux même pas faire ça.

-Mais qu'est-ce qu'on peut faire alors?

-On ne peut rien faire.

*un bâtiment s'effondre (la Guerre?)*

*la fille de gauche met une couronne*

-Qu’est ce que tu fais ?

-Je deviens une vierge. Je ressemble à une vierge pas vrai ? Je suis une vierge !

-Je vois.

-Tu peux comprendre ça ?

-Personne ne comprend rien.

-Personne ne nous comprend.

-Tout va mal dans ce monde.

-Que veux-tu dire par « tout » ?

-Eh ben, tout.

-Dans ce monde…

*à partir de là, euphorie progressive*

-Tu sais quoi ? Si tout va mal…

-…alors…

-…nous allons…

-…mal…

-…nous…

-…aussi !

-c’est vrai !

-Do you mind ? *

-No I don’t !

Et le film de commencer…

* je déteste traduire “mind”, jetez-moi des pierres si vous voulez.

Déjà entendu parler de la « nouvelle vague tchèque » ? Moi pas en tout cas, mais le dernier film que j’ai vu s’appelle Sedmikrásky (en français, les Petites Marguerites), date de 1966 et a été réalisé par Věra Chytilová. Il raconte l’histoire de deux filles (deux sœurs peut-être ? elles passent leur temps à mentir ces garces, et on y comprend rien), dont les patronymes sont visiblement variables et qui, après la déprimante entrée en matière à la Beckett que j’ai retranscrite plus haut, décident d’assumer leur nature « mauvaise » et de ne plus rien minder (le dialogue do you mind/no I don’t revient au moins une dizaine de fois). Elles plongent aussitôt dans un monde coloré, se mettent à gambader, consomment le fruit défendu et à partir de là ça devient un petit peu n’importe quoi. Leur devise ? « On devrait toujours tout essayer. » Le film aligne alors les séquences absurdes où les deux comparses font tout et n’importe quoi en sautillant et gloussant comme des gamines. Leurs activités favorites ? Manipuler les hommes sous de faux noms, pour leur faire prendre des trains et disparaitre au dernier moment (oui…), les rendre amoureux (« pourquoi faut-il toujours qu’ils disent « je t’aime » ? Ils ne pourraient pas plutôt dire « œuf » ? -Tiens donne m’en un pour la peine. »), ou encore bouffer le premier truc venu (y compris une image de steak dans un magazine…) avec des yeux exaltés. Personne ne les comprend, et surtout pas le pauvre spectateur qui subit cette révolution hystérique sans aucun ménagement. Entre la réalisatrice et les deux actrices c’est un véritable complot : comme si les dialogues barrés au possible ne suffisaient pas, le montage inhumain enchaine les ellipses et les collages incohérents, et quant à la progression dramatique, l’essentiel du film en est tout simplement dépourvu. Ajoutons à ça de délicieux effets spéciaux vintage (filtres colorés de bâtard toutes les cinq minutes, notamment) qui font de l’œuvre une sucrerie aussi plaisante que cramée qui n’a pu que convaincre votre serviteur. Comme pour beaucoup de films qui me plaisent, l’aspect daté permet de donner l’impression d’une vraie création personnelle, bricolée comme on a pu, et libre de toute la lisseur impliquée par les nouvelles technologies. Non sérieusement, je trouve qu’avec l’irruption de l’informatique dans les procédés artistiques, il est de plus en plus dur de produire quelque chose de vraiment personnel et qui en donne l’impression. Il faudrait se méfier du recours à la technologie : je pense qu’elle n’est jamais un palliatif ou un moyen détourné de faire la même chose plus facilement, ce qu’elle produit est forcément différent ; on ne fait jamais la même chose avec et sans la technique moderne. La musique connait le même problème, avec l’invasion de tous les groupes formatés au même son qui ne parviennent pas à développer de personnalité, et inversement, les mecs pas trop cons qui ont compris la particularité des nouveaux instruments de musique et qui s’en servent en ayant conscience que le résultat n’aura rien à voir avec ce qui peut se faire sans : Autechre par exemple, qui assume tout à fait l’aspect inhumain de ses outils et en fait son propos. Tout ça pour dire qu’un film qui date d’avant la démocratisation des lourds moyens techniques a des caractéristiques qui ne seront jamais reproduites par d’autres procédés et que c’est bien dommage qu’aucun réalisateur n’en aie conscience (en musique on trouve au moins des défenseurs de l’analogique). Voilà, fin de l’aparté et toutes mes excuses.

Je disais que Sedmikrásky m’avait plu. C’est un film qui poursuit un bon nombre des fantasmes des avant-gardes du XXème siècle, et en particulier l’élan libertaire de la poésie vécue. On a bien compris que ce qu’entreprennent ces deux jeunes filles, c’est l’adéquation avec le flux constant de leur conscience et l’exaltation du réel par l’abandon du surmoi et des conditionnements sociaux. D’où l’hostilité incompréhensive de ceux qui sont restés en arrière (les serveurs qui les chassent manu militari du cabaret). C’est la réaction par excellence au constat d’absurdité qu’on fait les pionniers de l’art contemporain (et que font nos héroïnes pendant la première scène), et son seul remède : tenter à tout prix de donner un sens au monde par la poésie. La scène de la femme qui sort des toilettes (« c’est un ange, et elle ne vole pas…) est tout à fait surréaliste, voire bretonnienne. On espère saisir quelque chose en repartant de zéro. Classique, classique, mais des fois faut pas être trop rabat joie. D’autant plus que la fin que je ne dévoilerai pas fait preuve d’une lucidité remarquable quand on sait quel sort connaitront dans la réalité les tentatives analogues à celles de nos demoiselles (on est en 66 quand même, l’époque où on pensait de l’autre côté de l’Atlantique que l’humanité allait faire un grand pas en avant en se défonçant aux acides). Plutôt que défaitiste, on qualifiera Věra Chytilová de prudente. Parce qu’on ne saurait non plus nier la puissance subversive de son film. J’ignore absolument comment les cadres du Parti ont accueilli cette œuvre en forme de lance-pierre (d’ailleurs, à qui était destiné ce grand banquet si gaiement saccagé à la fin, pour voir?), mais il y a du y avoir quelques étincelles, même si la tendance tchèque était à l’émancipation (jusqu’aux tragiques évènements qu’on connait). Le résultat de ce tiraillement est malheureusement un certain pessimisme : accepter d’être ce que le monde a fait de nous et nous y laisser porter c’est se noyer, et on ne redeviendra pas « bons » si facilement… Que faire du coup ? Je crains que la question ne soit encore ouverte.

Sedmikrásky est au final un film enthousiasmant, féminin et frondeur, débordant de créativité et d’expérimentations, qui n’oublie pas de montrer qu’il connait les implications du lièvre qu’il a soulevé. Un bon flim, pour sûr.

Entre ça et Wojciech Has que j’ai aussi découvert il y a peu, les pays de l’Est roxxent en fait, je savais pas moi.

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