mardi 13 avril 2010

Je vais tuer l'enfant qui est en moi




Devenir adulte, cela passe souvent par la déchirure. Le changement de la biotope enfantine. Cela correspond aussi à la découverte d'un monde impitoyable, de la prise de conscience qu'en réalité nous demeurons à jamais seuls. Le lien se rompt en partie. Nous désirons partir, parce que nous comprenons que cela est nécessaire. Et nous sommes là, à murir douloureusement, à découvrir que l'on peut pleurer notre passé. Mais pour peu de temps, car comme l'écrit Valéry " le vent se lève ! il faut tenter de vivre !"

La métamorphose au fil des ans; au fil du temps. Elle n’est effective qu’à travers le déplacement soudain dans l’espace et entre les cours. Ainsi, il me semble devoir dire au revoir aux lieux qui furent les miens durant ma jeunesse, et partir vers d’autres cieux, d’autres horizons. C'est l'heure souvent des choix.


Ulysse moderne s'en va guerroyer à Troie....


Mais comment concevoir ce devenir ?

En réalité, n’amenons-nous pas nos soucis et nos faiblesses avec nous ? Sont-ce seulement des habits, des livres et des photos dans nos bagages, et non pas le poids de l'important passé ? A cela, le philosophe répondrait : problème de contingence et de nécessaire. Suis-je depuis toujours déterminé ? Ou sont-ce mes choix multiples et incessants qui font de moi ce que je suis ? A 18 ans, la réponse à cette question paraît être capitale. C’est pourquoi, cher lecteur, un petit instant de réflexion s’impose ; je t'invite à penser tel un jeune homme qui retournerait vers des champs encore familiers, mais laissés consciemment à l’écart. Je parle bien sûr de l’enfance, pour ce qu’elle a de constitutif dans l’existence de chacun.

A un an, il ne savait ni parler, ni marcher sur ses deux jambes. Conscience en construction, être en devenir. Le monde est pour lui un bariolage ; son étonnement n’a aucune limite, et tout lui semble être un jeu.

Puis à six ans, il savait lire avant les autres. Aussi ressent-il pour la première fois un sentiment inavoué : la vanité. A dix ans enfin, abruti déjà par des années de télévision, formé par ses préjugés, dirigé par son ego, incarnation de Narcisse en personne, et que sais-je encore, il accumule défauts sur faiblesses...

Je le vois, m’offrant son coco (1) et sa gentillesse déguisée. C’est un pantin malvoyant, une lunette désarticulée, un pervers polymorphe qui s’ignore, marqué encore par ses pulsions

Étais-je Lui ? Ce monstre ? Celui qui criait, pleurait, trépignait du poing pour une simple glace ? Qui se croyait Dieu l’enfant ?


Tout être ayant atteint de l’âge de raison supporte mal qu’on lui rappelle ses frasques et autres caprices de jeunesse.

Et de fait, nous renions celui que nous fûmes il y a encore peu, afin de nous tourner vers un avenir promis. L’adulte auquel j’aspire ne peut cohabiter avec ce voisin turbulent. Peut-être en va-t-il même avec mon intégrité sociale et psychologique, qui quotidiennement est déjà mise en péril ! Alors, que faire ?

Je crois devoir déclarer la guerre à mon propre passé. L’enfant que je fus est désormais un fardeau trop lourd à porter. Il est le symbole de la destruction, de l’égoïsme. Il incarne des valeurs néfastes à mes yeux. En outre, je le sens encore en moi, telle une épine qui continue à déverser son fiel dans l’organisme. Il ne demande qu’à réapparaître, en réalité !

Je dois donc lutter. O lecteur tout puissant, ne sois pas trop prompt à punir ce plan scandaleux ! Ce projet odieux, assassin, que même Raskolnikov n’aurait osé fomenter ! Celui qui consiste à tuer l’enfant qui demeure en moi.

Paradoxalement, quelque chose sonne faux dans mon raisonnement. En effet, il me semble revoir le passé à travers le semblant de mauvaise foi qui m’est propre. Et nul être humain ne saurait être objectif lorsqu’il visualise ses souvenirs. Revenons donc à une base solide et rationnelle, qui rejette si possible l’influence du Moi présent.

Une certitude : mon regard d’enfant fut modifié. Jamais plus je ne verrai, et jugerai de la même façon qu’à mes dix ans. Si les années d'adolescence sont souvent synonymes de bêtise, il faut croire qu'on en ressort un peu plus mature. Et je crois pouvoir affirmer en toute honnêteté que cette époque demeure à jamais passé.

Mais que gagne-t-on à devenir adulte ? L’insouciance juvénile fait place à plus de gravité. Un émerveillement permanent doit disparaître, au profit d’un lent désenchantement. Au fond,il y a une perte tragique car inévitable : la naïveté qui fut la nôtre est chassée. Nous ne tuons pas l’enfant, mais l’éloignons progressivement.

Je me sens douter. Ma main, mon courroux ne sont plus aussi fermes qu’il y a cinq minutes. Comment avais-je pu l’oublier ? L’enfance, c’est cette capacité merveilleuse à s’émouvoir des choses, c’est ce lien presque magique, immédiat avec le réel. D’un morceau de bois, il en tire la plus formidable des épées. Considéré sous cet aspect-là, l’enfant est bien plus créateur que l’adulte et son regard appauvri par l’habitude.

Il se pourrait que l’enfant soit artiste par essence, dans sa perception du monde.

Finalement, il me faut garder et protéger l’enfant que je reste, si j’aspire à aimer le monde de manière renouvelée. Car si l’attrait de la découverte venait à disparaitre, que sera ma vie ? Comme desséchée, morne et triste.

Aussi n'est-ce pas un hasard si l'enfant, chez Nietzsche (2), symbolise la troisième forme, celle que le Lion doit s'efforcer d'atteindre à force de renoncement et d'innocence. C'est également celui qui comprend l'Amor Fati (3), soit celui qui, selon Nietzsche, a une relation au monde faite d'amour, d'acceptation joyeuse.

D’autre part, face aux injustices, à la cruauté existante, face au pire, il s’agit aussi d’être prêt.

Garder sa part d’enfance ne signifie pas redevenir enfant. Il s’agit d’apporter une réponse digne d'un "gai savoir", pour citer encore Nietzsche; bien que consciente des maux du monde. En ce sens, je continue à m’indigner de certains agissements, tout en ne demeurant pas impuissant. Mais aussi toute dimension utopique est, je le pense, écartée. C’est parce que je constate l’imminence de la mort en chacun, par exemple, que je choisis en retour d’être gai, rieur et inventeur plutôt que défaitiste. Ma part d’enfant s’émerveille alors du monde parce qu’elle comprend la chance qui est la sienne de pouvoir le faire.

Peut-être est-il bénéfique de garder nos souvenirs de jeunesse, tels des trésors, pour qu’ils nous poussent vers quelque devenir. Et pour être créateurs de nos propres valeurs, il nous faut être des adultes au final restés enfants, et qui possèdent cet amour, cet enthousiasme face aux épreuves futures.

Devenir adulte, c'est entrer dans l'âge où la réalisation de nos rêves d'enfant devient une question éminente. D'où cette tentative vaine en partie, mais si belle !


L'artiste rit de la vie
Tel un enfant joyeux !
Il y a dans ses yeux
Quelque sublime envie

Embrasser tout entier l’univers éclatant











(1) coco : appellation vulgaire désignant cette chose infâme, toute en caoutchouc, que je mâchouillais avec délectation jadis. Synonyme de tétine, sucette, ou je ne sais quel surnom avilissant…

(2) Ainsi Parlait Zarathoustra

(3) Le Gai Savoir

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